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Eradiquer le graphisme : le texte abhorre-t-il la « chair » ? – “The crystal goblet” (1)

 

« La chair des textes, la chair des images » : tel est le titre d’un appel à communication lancé par la Société Angliciste – Arts, Images, Textes (SAIT) pour l’organisation d’un colloque. S’il a retenu mon attention, c’est d’abord en jouant délibérément sur la « richesse polysémique du terme ». La proposition peut donner lieu à de multiples approches permettant « d’interroger l’ambivalence et l’épaisseur de ce terme [la chair], ainsi que sa proximité avec les notions d’incarnation, d’incorporation et de matière ». Moins éthéré que « corps », le terme se prête effectivement à de possibles interventions en lien avec la « figuration », le « bougé des formes et des signes » ou encore les « effets de chair, de corps et de présence que les textes et les images mettent en place pour nous charmer, nous subjuguer, nous inquiéter ».

 

La peinture : image-chair ?

Figure 1.Eugene Leroy, Valentine. Vers 1940. Galerie Bruno Mory. URL : http://galerie-bruno-mory.com/historique/2010-2/eugene-leroy-oeuvres-sur-papier/ (consultée le 24 janvier 2024). © Galerie Bruno Mory

 

Pourraient par exemple être convoqués les travaux de Jean Fautrier ou d’Eugene Leroy (cf. figure 1), « portraitistes » cherchant volontiers un « effet » (de « défiguration » au sens propre ou figuré dans le cas de la série des Otages de Fautrier) en privilégiant la gouache et recherchant l’épaisseur par le biais de plusieurs couches. Il est ici presque impossible de dire s’il est fait usage du pinceau ou du couteau, et ces travaux représentent un parfait anti-exemple dans le cadre de mon questionnement. Si la peinture peut ériger son matériau au rang de définition (lui conférer une « valeur ontologique », pourrais-je dire de façon un peu pédante en pensant à une œuvre aussi facétieuse que celle de Gérard Gasiorowski), qu’en est-il du graphisme ?

 

Le dessin : quels « effets de chair » ?

Figure 2. Alberto Breccia, Les Mythes de Cthulhu, Rackham, 2004. © Les Héritiers d’Alberto Breccia et Rackham

 

Pour rivaliser avec les œuvres citées ci-dessus, je pourrais « parler dessin » et convoquer les ancestraux pouvoirs de Cthulhu. Au sein de sa magistrale adaptation (cf. figure 2), Alberto Breccia choisit en effet d’user de plumes, de pinceaux, de pochoirs, de grattoirs (de tout ce qui « tombe sous la main » ?) pour rendre visible (gageure) « l’effet » que peut provoquer l’apparition d’une créature s’abritant de tous temps derrière notre réalité. Peut-on ici parler de « chair » ? Sans aucun doute, mais telle n’est pas ma question d’aujourd’hui et je vais plutôt m’atteler (comme suggéré dans l’appel à communication) à « une réflexion sur les supports des textes et des images » et plus largement sur une capacité à faire « sensation » en mobilisant leurs éléments constituants (sont ainsi cités : « les couleurs, les formes, la texture, l’épaisseur »).

 

La chair : objet graphique ?

Négatif du visage du linceul de Turin (1898). Photographie de Giuseppe Enrie (1931).

Figure 3. URL : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Turiner_Grabtuch_Gesicht_negativ_klein.jpg (consultée le 23 janvier 2014).

 

La notion de « chair » esquisse en effet une tout autre situation, notamment quant on se réfère à l’étude du « caractère iconique de toute écriture à travers la mise en page et la typographie imprimées ou numériques ». Papiers, reliures, encres, cartons et films plastiques pour les couvertures… Nous sommes loin de la vivante et vibrante matérialité qu’évoque le terme de « chair », même si Anne Moeglin-Delcroix et Jérôme Dupeyrat montrent bien que le « livre d’artiste » n’a de cesse de tenter d’enrichir ce qui pourrait n’être que le produit d’un média. Malgré tout l’intérêt de ces travaux, mon approche est toute autre et je vais pour ma part répondre à cet appel à communication à travers une question que j’estime proprement « médiagraphique » : le texte n’abhorre-t-il pas la « chair » ?

 

La littérature : une ennemie du graphisme ?

Figure 4. Couverture de Qu’est-ce que la littérature ?  de Jean-Paul Sartre (1948) et de L’Espace littéraire de Maurice Blanchot (1955). © Editions Gallimard

 

La question ne me semble nullement provocante, et elle se pose notamment vis-à-vis de certaines conceptions que je dirais « canoniques » de la littérature qui mettent bien en évidence le refus de toutes forme d’« incarnation » ou d’ « incorporation » pour reprendre les mots cités ci-dessus. Et j’écris bien « refus » car celui-ci relève d’une intention : « La prose est d’abord une attitude d’esprit : il y a prose quand, pour parler comme Valéry, le mot passe à travers notre regard comme le verre au travers du soleil » (Sartre, p.26). Ecrire (en prose) signifierait alors instituer une forme de « transparence » du « mot », c’est-à-dire installer une « invisibilité » de l’écrit au détriment de ses possibles matérialités.

 

Désincarner : communiquer ?

Figure 5. Glandomenico Tiepolo, Le Christ dépouillé de ses vêtements. Musée du Louvre, département des arts graphiques. URL : https://collections.louvre.fr/ark:/53355/cl020113565 (consultée le 23 janvier 2024)

 

Un « média désincarné » : ainsi pourrais-je résumer la position qu’esquisse ici Jean-Paul Sartre. Abandonner la « chair » est la condition d’une transmission, ainsi que l’affirme clairement Maurice Blanchot se référant lui aussi à Valéry : lire, « c’est “faire” que l’œuvre se communique […], c’est être l’un des deux pôles entre lesquels jaillit, par mutuelle attraction et répulsion, la violence éclairante de la communication » (p.264). Et si lumière de l’œuvre il y a, celle-ci prend la forme du « dialogue de deux personnes » (Idem), voire d’un échange (musclé ?) synonyme de « lutte entre l’exigence de lire et l’exigence d’écrire » (Ibid., p. 263).

 

Le texte, l’image : un pur esprit ?

Conçu par Philippe Starck, et édité chez Taschen, le livre Helmut’s Newton SUMO regroupe 400 photographies et pèse 34,80 kg. Tiré à 10000 exemplaires numérotés et signés par Helmut Newton, il était vendu au prix de 20000€.

Figure 6. URL : https://www.taschen.com/fr/limited-editions/fashion/02601/helmut-newton-s-sumo (consulté le 24 janvier 2024). © Taschen

 

La « chair » ne fait pas sens vis-à-vis de l’œuvre littéraire ainsi pensée. Elle ne possède même aucune valeur et peut être réduite à un « livre, un amas muet de mots stériles, ce qu’il y a de plus insignifiant au monde » (Ibid., p.16). Et tel est l’aspect le plus étonnant (et dérangeant) de ces deux théories : pensant la littérature (et la lecture) sur le mode de la « rencontre » (Sartre parle de « pacte entre les libertés humaines » (p.69)), elles entendent éradiquer toute autre dimension (matérielle ou culturelle). L’esprit contre la chair ? Certainement ! Premier (et lapidaire) résumé. Mais on peut discerner une autre opposition : l’artiste contre l’artisan, à commencer par le typographe, spécialiste de l’invention et de la composition du scriptural.    



Ce texte s'inscrit dans une série de 3 billets : "The Crystal goblet" :


La « transparence » : idéal typographique ? – “The Crystal goblet” (2)


Egotypo : “fuck content” – “The Crystal goblet” (3)
 

 

Bibliographie

BLANCHOT, Maurice (1955). L’Espace littéraire. Paris : éditions Gallimard, coll. « Folio », 1998.

LECARME, Jacques (2005). « La Théorie de La Littérature selon Sartre et selon Blanchot. » Études Sartriennes, no. 10, pp. 211–29. Disponible sur JSTOR. URL : http://www.jstor.org/stable/45063931 (consulté le 26 Janvier 2024).

SARTRE, Jean-Paul (1947). Qu’est-ce que la littérature ? Paris : éditions Gallimard, coll. « Folio », 2002.

 

 

 

 

 


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Benoît Berthou (26 janvier 2024). Eradiquer le graphisme : le texte abhorre-t-il la « chair » ? – “The crystal goblet” (1). Mediagraphic. Consulté le 15 mai 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/11q3o


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