Tableaux, listes – La « raison graphique » de Jack Goody (1)

 

Il est des livres intimidants, parce qu’ils ont marqué une époque et semblent incarner une forme d’autorité. C’est-à-dire, et de façon paradoxale dans le cas de l’ouvrage que je vais évoquer ici, parce qu’ils relèvent d’une certaine culture graphique, qui force le respect. Un éditeur prestigieux, dont la création prend naissance dans la Résistance, qui représente mieux que tout autre une libre pensée (à en croire Anne Simonin dans Les Éditions de Minuit. 1942-1955. Le devoir d’insoumission) et qui inscrit cette Raison Graphique au sein d’un illustre voisinage si l’on considère le catalogue de la maison (Bourdieu, Deleuze, Derrida, Lyotard, pour ne parler que des Sciences Humaines et Sociales : on pourrait ajouter Beckett, Butor, Duras, Koltes, Sarraute ou Claude Simon…)…

Tableaux et listes : quels « procédés graphiques » ?

Figure 1. Détail d’une page du Système de la nature de Charles de Linné (p.16, disponible sur Gallica)

 

Ainsi publié, cet ouvrage côtoie le travail de penseurs prestigieux (Leroi-Gourhan, Lévi-Strauss, Marcel Mauss pour ne parler que de ceux qui entretiennent une forte proximité avec le propos). Bref : je suis face à un monument éditorial faisant autorité, un véritable « totem graphique » que l’on m’a présenté à l’université parmi d’autres textes fondateurs. Autorité certes, intellectuelle et livresque, mais peut-être au plus mauvais sens du terme : on s’incline, plein de respect, ne dit rien et passe son chemin. Qui lit encore aujourd’hui La Raison Graphique ? Ne s’en souvient-on pas avant tout (dans nos mémoires de chercheurs et de Master ou de doctorat) de ce superbe titre, bien trouvé, et qui pourrait sembler usurpé (peut-on dire « marketé » ?) puisque l’ouvrage fut d’abord publié en anglais (puis dans de multiples autres langues) sous le titre The domestication of the savage mind.

La Raison Graphique : un titre bien choisi

Figure 2. © Éditions de Minuit

 

La « raison graphique » : la modernité de l’ouvrage me semble pourtant résider dans un titre qui met bien en évidence son apport à la célèbre Pensée sauvage de Claude Lévi-Strauss. L’admirable métaphore du « bricolage » est en effet ici avant tout enrichie par l’étude de « procédé[s] graphique[s] (et, fréquemment, de procédé[s] de culture écrite) » (Goody, p.111).

• Tout d’abord, le « tableau » évoqué au chapitre 4 et défini comme un mode « bi-dimensionnel » et « figé » (Idem) d’association d’un ensemble d’inscriptions (lettres, chiffres, symboles, mots…).
• Ensuite, la liste : évoquée au chapitre 5 et suivants, elle est présentée comme une « façon d’enregistrer » des « événements extérieurs, des rôles sociaux, des situations, des personnes » (Idem, p.149) susceptible d’accompagner une conduite (« liste pour aller faire ses achats, celle qui sert de guide, de plan à une action future » (Idem)).

Graphique : au-delà de l’oral ?

Figure 3. Détail d’une page du Système de la nature de Charles de Linné (p. 18, disponible sur Gallica)

 

Il s’agit là, à en croire Goody, de deux objets intimement liés : « Un tableau consiste en une matrice de colonnes et de rangées ou bien, sous un autre angle, en une ou plusieurs listes verticales » (Idem, p.141). Et surtout de deux objets qui partagent une même spécificité, voire participent d’une même entreprise : valoriser les propriétés de l’écrit, ou plus exactement de l’inscription (car nous sommes ici bien loin de « l’écriture » : nul texte, ou structure graphique voisine, n’est examiné dans le cadre de cet ouvrage). En effet : « Ce qui caractérise la présentation sous forme de liste, c’est que l’information doit être traitée autrement que dans la parole normale » (Idem, p.150).

Matrices graphiques ?

Figure 4. Page du Système de la nature de Charles de Linné (p. 25, disponible sur Gallica)

 

La liste « s’oppose même […] à la fluidité, à la connexivité propre aux formes ordinaires du langage parlé : conversation, discours , etc. » (Idem, p.151). Impliquant « discontinuité et non continuité » (Idem, p.150), elle semble (à suivre Goody) esquisser un mode de communication quelque peu paradoxal. C’est ce point qui me semble particulièrement intéressant dans ce livre : présenter les tenants et aboutissants (tant au niveau de notre pensée que de notre civilisation) de la construction de « matrices » se proposant à la fois d’isoler et d’associer, de distinguer et de combiner un ensemble d’inscriptions à travers « un certain agencement matériel » et « une certaine disposition spatiale » (Idem).

Le chien : une liste ?

Figure 5. Page du Système de la nature de Charles de Linné (p. 92, disponible sur Gallica)

 

Il est en fait ici question d’une technologie (« intellectuelle » comme la qualifie ailleurs Goody) : la liste « facilite, c’est le plus important, la mise en ordre » (Idem) des éléments qui la constitue et fournit ce faisant un « dispositif spatial de triage de l’information » (Idem, p.154). Si Foucault (Les Mots et les Choses ou encore L’Archéologie du savoir) a, par exemple, mis en évidence l’importance de ce « triage » quant à la construction de nos savoirs, la lecture de Jack Goody m’invite à explorer sa « raison graphique » : les formes qu’il acquiert au sein d’un média comme le livre, et par exemple l’une des plus célèbres entreprises scientifiques de « mise en liste » ou « tableau », le Système de la nature de Linné.

 

Ce texte s'inscrit dans le série "La « raison graphique » de Jack Goody". Sa lecture peut être suivie de "Parole, langue, écrit : faire société – La « raison graphique » de Jack Goody (2)" et "L’écrit : une technologie – La « raison graphique » de Jack Goody (3)"

 

Bibliographie et références

GOODY, Jack (1979). La Raison graphique. La domestication de la pensée sauvage. Paris : éditions de Minuit, coll. « Le sens commun », 2021. ISBN 9782707302403

LINNE, Charles de (1793). Système de la nature. Bruxelles : Lemaire, 314 p. Disponible sur Gallica. URL : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6565912x (consulé le 2 janvier 2024).

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