Raison pure et graphisme selon Emmanuel Kant – Chercher avec Robert Estivals (3)
« Substituer une forme graphique aux termes de la langue » (Estivals, 2002, p.18), projet du premier tome de l’œuvre de Robert Estivals (cf. Le graphisme au-delà du texte – Chercher avec Robert Estivals (1)) qui donne lieu selon moi à une mise en perspective de nos territoires graphiques (cf. xxxxxx), que ce soit par le biais de la remise en cause des prérogatives de notre « maigre alphabet latin » et plus largement de notre rapport graphique au « monde extérieur ». Dans le troisième texte de cette série, je souhaite continuer à explorer « l’échelle d’iconicité » chère à Abraham Moles, que j’ai finalement fort peu empruntée : évoquant les « taureaux » de Picasso, je me suis cantonné à arpenter l’espace compris entre les niveaux 2 et 5 (cf. figure 1), périmètre que je propose de baptiser « schématique “imagier” ». Si je fais exception de « l’objet lui-même » (niveau 0) ou de sa modélisation (« bi ou tri dimension[elle] et à l’échelle » ou niveau 1 (Moles, 2014, §12)), tous ces degrés sont placés sous le signe d’une « quantité d’imagerie » plus ou moins « immédiate » (Moles, 2014, §7) : l’ « objet » est seulement mis en situation de communication (niveau 2 à 4 : carte, affiche ou catalogue), ou alors « divisé » en zones adjacentes sur le mode d’un « patron ».
Schématique « imagier » : degré 2 à 5 de l’échelle d’Abraham Moles
Figure 1. Provenance inconnue, fonds Moles-BNU, Cliché BNU, JPR. BY-NC-SA URL : https://journals.openedition.org/rbnu/1688 (page consultée le 2 août 2024).
Tel n’est pas l’unique groupe qu’il est possible d’identifier au sein de « l’échelle » d’Abraham Moles, et celle-ci semble effectivement esquisser des processus graphiques de schématisation classés selon un degré croissant de « complexité ». Pour reprendre le terme de Shannon, ceux-ci se caractérisent par le « nombre des éléments utilisés » qui va croissant et « l’originalité des associations de ceux-ci entre eux » (Moles, 2014, §9) qui devient plus varié. Tel est le cas d’un second groupe que je propose de qualifier de « schématique “topologique” » (cf. figure 2) puisque les relations entre éléments schématisés ne sont plus forcément pensés en terme de voisinage, ou de position, mais de situation réciproque ; ou encore d’un troisième que j’intitulerai « schématique “raisonnée” » (cf. figure 3) car il met en évidence des modes de schématisation pensé selon des opérations telles qu’induction ou déduction ; d’un quatrième que je baptiserai « combinatoire » car il se propose d’agencer des éléments n’appartenant plus au même espace, ni au même système ; et un cinquième que je dirai « scriptural » car il mobilise lexique ou symboles.
Schématique « topologique » : la relation prévaut sur la simple proximité
Figure 2. Provenance inconnue, fonds Moles-BNU, Cliché BNU, JPR. BY-NC-SA URL : https://journals.openedition.org/rbnu/1688 (page consultée le 2 août 2024).
Si je me permets de livrer ici ce découpage, c’est que l’échelle d’Abraham Moles me semble non seulement faire sens mais également pouvoir fonder une typologie (restant bien sur à éprouver et à valider) permettant d’éclairer une variété « schématique » (et graphique). Intéressante quant à ses possibles applications, cette « échelle » me semble surtout mettre en évidence un problème central dans la pensée de Robert Estivals, et qui est abordé au sein des pages qui m’ont le plus frappé dans le premier tome de Théorie générale de la schématisation. Sans doute est-ce dû à mon cursus (de philosophie, ayant suivi les cours de Balibar, Marion, Laruelle, Seidengart et Mme Maryvonne Saison, ma première mentore et directrice de thèse). Car cette « échelle », et son axe fondateur (« iconicité/abstraction ») pose un problème proprement philosophique vis-à-vis duquel Robert Estivals ne se dérobe nullement (preuve de culture, et de courage) : le rapport entre observation et abstraction (axe « graphique », pourrais-je dire) ou plus encore entre sensibilité et entendement (axe « philosophique »).
Schématique « raisonnée » : induction, déduction, hypothèse, et autres opérations de pensée prévalent
Figure 3. Provenance inconnue, fonds Moles-BNU, Cliché BNU, JPR. BY-NC-SA URL : https://journals.openedition.org/rbnu/1688 (page consultée le 2 août 2024).
Il y aurait ainsi deux questions et deux pistes d’investigation, point que souligne clairement Robert Estivals en s’appuyant sur le Vocabulaire de la psychologie (ouvrage quelque peu didactique ?) d’Henri Pierron : « “Le schéma est un dessin… sous une forme simplifiée et réduite à l’essentiel… Le schème est une représentation psychologique intermédiaire entre l’image concrète et le concept abstrait” » (Estivals, 2002, p.43). Distinction donc entre ce qui relève d’un côté d’une production et de l’autre d’une faculté, mais inscription dans un même « intermédiaire », ou plus exactement un espace de questionnement autour de cette forme « simple », « abstraite » venant pourtant nourrir une faculté à se « représenter » qui semble paradoxale à certains philosophes, dont Emmanuel Kant. « Le schème sur lequel va reposer sa théorie consiste à constater la contradiction existant entre la richesse particulière de la perception et la pureté, l’unicité du concept » (Estivals, 2002, p.54) et c’est ainsi (selon Estivals) qu’il faut entendre « le sens moderne du terme schème » : un « processus cognitif » se situant entre « la perception et la conceptualisation » (Estivals, 2002, p.42).
Schématique « combinatoire » : l’agencement a valeur d’ordonnancement
Figure 4. Provenance inconnue, fonds Moles-BNU, Cliché BNU, JPR. BY-NC-SA URL : https://journals.openedition.org/rbnu/1688 (page consultée le 2 août 2024).
La « contradiction » signalée par Estivals est apparemment fondée si l’on en croit les Quelques remarques sur un passage de « la critique de la raison pure » de Daniel Isaac : « Le bref chapitre du schématisme des concepts purs de l’entendement » est abordé par Kant « avec un sentiment manifeste d’angoisse et d’incertitude » (Isaac, 1968, p.185). Il est rare d’aborder le travail du philosophe allemand (mieux connu pour son invariable ponctualité) en termes d’émotions, mais l’enjeu semble être ici de taille : parlant de « schème », on évoque le « pur élément moteur de la connexion sensibilité-entendement » (Isaac, 1968, p.186). La robustesse de la « clé de voute de l’édifice kantien » (Isaac, 1968, p.184) formé, selon Heidegger, par les deux critiques (Raison pure puis pratique) est ainsi mise à mal par ce qui peut sembler être un simple désaccord entre érudits : la traduction d’un terme (« begriff ») qui « désigne aussi bien le concept pur que la représentation sensible objective » (Isaac, 1968, p.189) et vient ainsi signaler « à n’en pas douter, une certaine fragilité des frontières tracées par Kant entre la sensibilité et l’entendement et que le schématisme a pour mission de franchir » (Isaac, 1968, p.189).
Schématisme « scriptural » : alphabets, chiffres et symboles sont les seuls et uniques éléments graphiques
Figure 5. Provenance inconnue, fonds Moles-BNU, Cliché BNU, JPR. BY-NC-SA URL : https://journals.openedition.org/rbnu/1688 (page consultée le 2 août 2024).
Cette « fragilité » me semble en fait surtout tenir à une notion : celle de « subsomption d’un objet sous un concept » (Kant, 1781, §1), ou, pour reprendre la terminologie du philosophe allement, entre ce qui relève de la sensibilité (ce qui peut être perçu) et de l’entendement (ce qui peut être conçu). Selon Kant, cette opération que je pourrai dire « d’idéation » (mon terme) suppose une forme d’homothétie, même si Kant (ou son traducteur) préfère un autre terme : « Ainsi le concept empirique d’une assiette a quelque chose d’homogène avec le concept purement géométrique d’un cercle, puisque la forme ronde qui est pensée dans le premier est perceptible dans le second » (Kant, 1781, §1). Mettons. Mais quel serait dès lors « l’intermédiaire » (Estivals, 2002, p.43) ou le « pur élément moteur de la connexion sensibilité-entendement » (Isaac, 1968, p.186) ? Un « rond » tracé au compas sur le mode de l’écolier, une « figure » géométrique (« cercle » avec rayon et moult propriétés), un « schéma » au sens d’Abraham Moles ? Même dans ce dernier cas, nous serions dans le cadre de ce que je propose d’appeler « imagier » car entièrement placé sous le signe de l’iconicité. Et, il n’y a pas à en douter : semblable position est à l’évidence trop simpliste vis-à-vis de nos capacités éminemment variées de perception et d’abstraction, c’est-à-dire de nos facultés ont Kant n’a eu de cesse de tenter d’expliciter les usages et rouages.
Le graphisme : un “troisième terme” ?
Figure 6. Timbre à l’effigie d’Emmanuel Kant, produit pour l’anniversaire des 250 ans de sa naissance, diffusé le 17 avril 1974. Droits réservés. URL : https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Fichier:DBP_-_250_Jahre_Immanuel_Kant_-_90_Pfennig_-_1974.jpg (page consultée le 3 aout 2024).
Emmanuel Kant semble d’ailleurs le reconnaître volontiers : « Il est évident qu’il doit y avoir un troisième terme qui soit homogène, d’un côté, à la catégorie, et de l’autre, au phénomène, et qui rende possible l’application de la première au second » (Kant, 1781, §3). J’observe d’emblée l’usage d’un vocabulaire plus précis que « sensible » et « entendement » : « catégorie » renvoie à ce qui se définit et participe d’une forme d’ordonnancement, « phénomène » à ce qui s’observe et se mesure. Ce « troisième terme » ouvre en tout cas un espace pleinement graphique, dans lequel il s’agit à la fois d’abstraire (par le trait et la sélection d’une information pertinente) et de figurer (en présentant une forme aux yeux à travers une forme « simplification » visuelle) : « Cette représentation intermédiaire doit être pure (sans aucun élément empirique), et pourtant il faut qu’elle soit d’un côté intellectuelle, et de l’autre, sensible » (Kant, 1781, §3). Une « représentation » pouvant être « intellectuelle » et « sensible » : ne s’agit-il pas là d’une possible définition du schéma, c’est-à-dire d’une mission du graphisme (jouer le rôle du « schème transcendantal » ici évoqué) ?
Bibliographie
ESTIVALS, Robert (2002). Théorie générale de la schématisation 1. Epistémologie des sciences cognitives. Paris : L’Harmattan, 2015.
KANT, Emmanuel (1781). Critique de la raison pure. Traduction par Julien Barni. Paris : édition Germer-Baillière, 1869. URL : https://fr.wikisource.org/wiki/Critique_de_la_raison_pure,_Version_1781_et_1787,_trad._Barni (page consultée le 3 août 2024).
ISAAC, Daniel (1968). Quelques remarques sur un passage de « la Critique de la raison pure ». Revue de Métaphysique et de Morale, 73, 2, p.184–192. URL : http://www.jstor.org/stable/40901050
MOLES, Abraham (2014, mais date de rédaction inconnue). Théorie informationnelle du schéma. La Revue de la BNU, 10, 2014. URL : http://journals.openedition.org/rbnu/1688 ; DOI: https://doi.org/10.4000/rbnu.1688
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Benoît Berthou (9 août 2024). Raison pure et graphisme selon Emmanuel Kant – Chercher avec Robert Estivals (3). Mediagraphic. Consulté le 13 novembre 2024 à l’adresse https://doi.org/10.58079/125uh