Médiagraphie de la route – Signaler le patrimoine (1)

« Médiagraphique » : c’est ainsi que je présente l’objet de ce carnet de chercheur, et plus largement l’axe central de mes recherches. J’entends interroger le graphisme en régime médiatique, que ce soit à travers des dispositifs (le livre ou l’anime dans le cas de deux récentes séries de billets) ou des systèmes (la typographie et l’écriture). Et je vais aujourd’hui m’aventurer vers un autre objet, la route, qui peut effectivement être vue comme un média si l’on accepte de « tirer par les cheveux » un tel concept. En effet, qui dit route (et plus spécifiquement autoroute) dit radio, podcasts (voir par exemple la belle proposition de Vinci, et notamment la collection « Itinéraire dièse ») et surtout signalétique : un « média graphique » ?
La route : un média ?
Collections de podcasts proposés par Vinci.
Figure 1. URL : https://www.vinci-autoroutes.com/fr/decouvertes/podcasts/ (consulté le 20 février 2024). © Vinci autoroutes
C’est la position que j’adoptais, à l’invitation de Caroline Courbières, dans une livraison de Communication et langage intitulée « Mythologie de la route ». Mon article (« La route : quel espace graphique ? ») s’intéressait à une production visuelle qui lui est propre, voire qui est au fondement de son identité. Traitant de signalétique, j’insistais ainsi largement sur l’ « autorité » graphique d’un « code » relevant d’une logique bien particulière : nullement linguistique (comme Saussure) ou scripturale (comme Goody), mais relevant d’une police car établie par la loi – en l’occurrence les articles L110-1 à L444-1 largement révisés et complétés (nouvelles mobilités obligent) durant l’année 2019.
Le code : « autorité » graphique ?
Clet Abrahams, David, 2018. Œuvre produite à 17 exemplaires et d’abord installée dans l’espace public à Florence (Italie). Visible chez le galeriste de l’artiste.
Figure 2. URL : https://www.artsper.com/fr/artistes-contemporains/italie/6737/clet-abraham (consulté le 20 février 2024). © Clet Abrahams et galerie Artsper
Dans le cadre de cet article (qui me plait et que je ne renie nullement, je tiens à le préciser), j’abordais par contre sans aucun doute trop rapidement le cas d’un autre type de message que les panneaux d’interdiction et de direction (soit la « signalétique de circulation » pour la nommer ainsi) : les « panneaux d’animation touristique et culturelle » (terme « très sexy », ainsi que le fait remarquer avec facétie Juliette Ogier dans son essai visuel publié sur Problemata). Il s’agit, pour être tout à fait précis (et suivre le Code), des signaux « de type H30 placés sur les réseaux routiers pour donner des indications culturelles et touristiques d’intérêt général et permanent » utilisables dans trois cas : « indication d’une curiosité ou d’un lieu touristique, complétée par la direction à suivre » (H31), ainsi que « par un message graphique » (H32) ou uniquement par ce dernier (H 33).
La route : quelle identité graphisme ?
Extrait de l’Etat des lieux de la commande de panneaux d’animation. Le paysage, le cahier des charges et les graphistes de Juliette Ogier.
Figure 3. URL : http://problemata.org/fr/articles/2209 (consulté le 20 février 2024). © Juliette Ogier
Si ces austères dénominations m’intéressent, c’est qu’elles posent une vraie question médiagraphique. Pourquoi en effet tout ce luxe de précautions autour de panneaux finalement bien innocents car nettement moins coercitifs que leurs parents de limitation de vitesse ou d’interdiction de circulation ? Afin d’appréhender le patrimoine sur le mode du signal plus que de la réclame, ainsi que l’énonce Jean Widmer : « Si l’on remonte aux origines, ce projet fut lancé par le président de l’ASF[1] avec le ministre des transports, Raymond Mondon. Ces derniers craignaient que les autoroutes deviennent comme celles des États-Unis, avec des publicités tout du long » (§3).
Invention d’un registre graphique : l’autoroute par Jean Widmer
Panneau d’animation « Vallée de Chevreuse », conçu par Jean Widmer, et placé sur l’autoroute A10 en 1986. Image provenant de la plateforme de recherche Problemata.
Figure 4. URL : http://problemata.org/fr/resources/2240 (consulté le 20 février 2024). © Archives Nationales
Le célèbre « inventeur » des « panneaux marron » (comme dénommés par Juliette Ogier, cf. figure 3) esquisse en fait ici les fondements d’un registre graphique à la fonction on ne peut plus claire : appréhender patrimoine et territoire non en termes de séduction ou de valorisation mais d’information. « Le côté artistique ne doit pas dominer, sans quoi l’information se noie et n’est pas claire. Des choses sont à signaler, à identifier, et doivent être clairement annoncées sur les autoroutes » (§19), qui plus est lorsqu’elles sont le fruit d’une solide « curation » puisque tous les sites signalés devaient au minimum posséder « deux étoiles » au Guide bleu ou vert édité par Michelin (§5).
Les « panneaux marron » : une alternative à la publicité ?
Extrait du documentaire « L’image qu’on s’en fait » (2019, 75mn) réalisé par Seb Coupy et produit par Les Films du tambour de soie. Visible (pour 2 euros) sur la plateforme Tenk
Figure 5. URL : https://www.on-tenk.com/fr/documentaires/brouillon-d-un-reve/l-image-qu-on-s-en-fait (consulté le 21 février 2024). © Seb Coupy et les Films du tambour de soie
Être au plus proche du signal : tel est l’objectif de ce graphisme se voulant résolument minimaliste car visant ce que je pourrai appeler le « plus bas degré » d’intelligibilité. Est ainsi fait usage d’images (photographies ou cartes postales) élaguées à l’extrême : « Nous épurions les photographies en isolant les silhouettes, puis travaillions avec les fenêtres, le contraste, le noir et le blanc jusqu’à obtenir la structure de l’image » (§5). Et tout le savoir-faire du graphisme consiste, à en croire Widmer, à savoir arpenter une espèce de ligne de crête se situant entre simplification et identification : « Lorsque nous bâtissions une image, nous sentions quand elle était pleine, et que des détails supplémentaires n’étaient pas nécessaires. Il fallait savoir doser » (§9).
Carcassonne : un hiéroglyphe ?
Pictogramme de la cité de Carcassonne, conçu par Jean Widmer en 1972. Image provenant de la plateforme de recherche Problemata.
Figure 6. URL : http://problemata.org/fr/resources/2237 (consulté le 20 février 2024). © Droits réservés
Pour reprendre une distinction proposée par l’érudit John Bullough, ne s’agit-il pas de mettre l’accent sur la “conspicuity” (« visibilité » ou « perception ») pour poser les conditions d’une “readibility” (« intelligibilité » ou « compréhension ») ? Le registre graphique ainsi conçu repose en tout cas sur un parti-pris évident. Evoquant la « simplicité de viser juste, la structure de l’objet, la silhouette, la forme qui doit être lue à 130 km à l’heure » (§7), Jean Widmer compare ses créations aux hiéroglyphes de l’Egypte Antique. Et ce qui constitue son image favorite (Carcassonne, cf. figure 5) illustre parfaitement cette position : « l’enjeu était de garder les bonnes informations afin que les tours se succèdent sur un seul plan, tout en comprenant une dimension spatiale » (§9).
Bibliographie
BERTHOU, Benoît (2018). « La route : quel espace graphique ? », Communication & langages, 2018/1, N° 195, p. 109-118. DOI : https://doi.org/10.3917/comla1.195.0109
BULLOUGH, John (2017). “Factors Affecting Sign Visibility, Conspicuity, and Legibility”. Interdisciplinary journal of signage and wayfinding, vol. 1 No. 2: Legible Wayfinding: Navigating Interior and Exterior Landscapes. URL : https://journals.shareok.org/ijsw/article/view/9 (consulté le 21 février 2024).
COURBIERES, Caroline (2018). Mythologies de la route. Livraison de Communication & langages, 2018/1, N° 195. URL : https://www.cairn.info/revue-communication-et-langages-2018-1.htm (consulté le 21 février 2024).
OGIER, Juliette (2023). « État des lieux de la commande de panneaux d’animation. Le paysage, le cahier des charges et les graphistes ». Problemata, DÉGEILH, Sébastien. HUZ, Olivier. « Vus à 130. La route, le graphisme, les régions. Mise en tourisme de paysages autoroutiers et de sites en France, 1972-2022. ». Url : http://www.problemata.org/fr/articles/2209 (consulté le 20 février 2024)
WIDMER, Jean (2023). Entretien avec COUPY, Seb. « Jean Widmer, pionnier de la signalétique touristique et culturelle autoroutière française ». Problemata. DÉGEILH, Sébastien. HUZ, Olivier. « Vus à 130. La route, le graphisme, les régions. Mise en tourisme de paysages autoroutiers et de sites en France, 1972-2022. ». Url : http://www.problemata.org/fr/articles/2219 (consulté le 20 février 2023).
[1] Autoroutes du Sud de la France, désormais propriété de Vinci Autoroute.
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Benoît Berthou (21 février 2024). Médiagraphie de la route – Signaler le patrimoine (1). Mediagraphic. Consulté le 15 mai 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/11q3q